Kelu Abstract à la rencontre du Pile
Suite au premier confinement de mars 2020, le street-artiste lillois Kelu Abstract a réalisé une série de portraits d'habitant·e·s du quartier du Pile, sur les fenêtres murées d'une maison inoccupée du Boulevard de Belfort. Le projet "Sentinelles", initié par la Condition Publique, a permis de mettre en lumière les héros et héroïnes du quotidien, qui ont continué de travailler, malgré la crise et le confinement. Retour sur cette collaboration.
" Artistiquement je voulais marquer le coup et aussi proposer quelque chose qui ait du sens, l’idée de mettre en valeur les héros du confinement est arrivée rapidement. "
Dans le quartier du Pile, vous avez récemment proposé une fresque avec des portraits d’habitant·e·s, pourriez-vous revenir sur ce travail ?
J’ai été contacté à la fin du confinement par Jean-Christophe Levassor avec l’idée de faire quelque chose dans le quartier de la Condition Publique. Lors du premier confinement j’étais intervenu sur des affiches et des statues à Lille et ces actions l’avait interpellé. Je cherchais alors à répondre à la stupeur des rues complètement vide, à manifester quelque chose de cette période que nous traversons. Artistiquement je voulais marquer le coup et aussi proposer quelque chose qui ait du sens, l’idée de mettre en valeur les héros du confinement est arrivée rapidement. Au front, il n’y avait pas que le personnel soignant mais aussi, sans être exhaustif, des éducateurs et éducatrices, des épiciers et épicières, des couturiers et couturières qui travaillaient à la fabrication de masques et des bénévoles qui aidaient à la distribution alimentaire. J’ai voulu souligner ce côté collectif en ne choisissant qu’une aide soignante sur les 12 personnes que j’ai représenté. J’ai bénéficié d’une liberté artistique totale.
Comment s’est passé la rencontre avec les habitant·e·s du Pile et comment avez-vous choisi vos modèles ?
Nous avons lancé un appel à volontaires. Il n’est pas si évident de se confronter à son visage en grand dans la rue. A partir de là, nous avons rencontré les personnes, discuté avec elles. Il y a eu deux jours de shooting photo avec Julien Pitinome, comme je travaillais de façon réaliste, avec la contrainte de la reconnaissance, j’avais besoin de photo de qualité. Je tiens à ces moments au delà de la séance de pose parce qu’ils instaurent un dialogue. Ils n’ont pas besoin d’être retranscrit mais artistiquement, ils sont déterminants ; j’interprète aussi ces visages avec des émotions, il ne s’agit pas d’une galerie de portraits lambda.
Crédit photo ©Julien Pitinome, Collectif Oeil
A l’échelle du quartier et du projet d’art urbain qu’articule la Condition Publique comment considérez-vous votre geste ?
J’avais bien évidemment fait le tour du quartier avec Jean Christophe [Levassor] pour repérer les murs mais je connaissais également les lieux auparavant. Sur ce projet, un travail en amont était nécessaire et un travail collectif. Il était important, de par l’importance de la charte graphique notamment, que l’on comprenne que ces différents portraits ne formaient qu’une seule œuvre qui représentait la population à un moment T. C’est aussi une photographie de quartier d’une certaine manière. Dans le street art, on est habitué à ce que ça bouge beaucoup, à ce que les oeuvres soient recouvertes et à devoir changer de spots. Le Pile n’est pas une découverte, ça a du sens d’être là-bas. L’un des paradoxes du street-art dont on parle beaucoup est de rester toujours un peu dans l’illégalité ; quand j’interviens dans des quartiers rénovés de Lille par exemple, je le fais dans des conditions peut être trop éphémères… Pendant le confinement, le risque était ainsi celui d’une double peine entre celui de briser le confinement et celui du vandalisme. C’est dans les quartiers les moins soutenus de la ville, ou disons les moins rayonnants, que l’on trouve des scènes urbaines et une émulation. Les retours des habitant·e·s au moment de la réalisation étaient sensibles : on sentait que de pouvoir localiser et l’artiste, et les gens représentés, changeait quelque chose. Sur la fresque, on peut ainsi reconnaître des figures emblématiques du quartier et cela donne une fierté aux habitant·e·s, heureux·ses aussi de voir que des choses se passent, bougent et qu’autant d’artistes oeuvrent dans leurs rues.
"Dans ce que j’ai proposé à Roubaix, par rapport à d’autres travaux contestataires, j’ai voulu mettre en avant une dimension humaine et positive. Il ne s’agissait pas de mettre en question leurs statuts de héros que leur ont conféré symboliquement les médias et les politiques, de pointer des dysfonctionnements politiques mais de valoriser des personnes qui ont fait gratuitement des choses, la solidarité qui les a réuni."
Votre travail artistique relève d’un engagement affirmé et de convictions. Comment articulez-vous dans vos créations la question de l’esthétisme et des problématiques sociales et politiques ?
Je quitte actuellement mon job d’éducateur pour me consacrer à mon travail artistique. Je pense que cela imprègne ma pratique ; ce sont des convictions sociales, un côté ouvert et accessible. Le street-art ça ne se trouve pas dans les beaux quartiers où c’est aussitôt effacé et ça passe un message. Chaque jour non loin de chez moi, je croisais un Sdf. Je lui ai un jour proposé de faire son portrait, sur un mur. La misère ne me fait pas rêver mais cette peinture ça a du sens au delà d’un esthétisme. Ce qui a le plus de valeur c’est la rencontre, le temps passé à discuter et c’est une même chose qui m’habite dans tous les aspects de ma vie. A Roubaix, les personnes que j’ai représentées ne portent pas toutes le masque - bien sûr que tout le monde soit masqué est une nécessité et je ne veux pas entrer dans ce débat - mais c’est un choix de représentation dont on a discuté. Cette nouvelle norme du masque pose la question du visage et ce n’est pas rien puisqu'en cas de délit, un visage recouvert peut être reconnu comme circonstance aggravante. C’est une question aussi pour nos rapports humains, quelle est l’émotion de la personne qui se trouve en face de moi ? Comment se sent-elle ? Ce n’est pas rien. La distanciation sociale nous amène à changé nos comportements, nos réflexes. Dans ce que j’ai proposé à Roubaix, par rapport à d’autres travaux contestataires, j’ai voulu mettre en avant une dimension humaine et positive. Il ne s’agissait pas de mettre en question leur statut de héros que leur ont conféré symboliquement les médias et les politiques, de pointer des dysfonctionnements politiques, mais de valoriser des personnes qui ont fait gratuitement des choses, la solidarité qui les a réuni.
Qui est Kelu Abstract ?
Kelu Abstract est un street artiste, et c’est dans une cave lilloise que naît et se développe son travail. Ses visages trouvent support sur des affiches dans la rue, sur les encombrants, au fil des rencontres mais aussi sur toile et papier.
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