Premier juin trois-mille quatre ? Transhumance extra mundi
La Condition Publique devient jusqu’en 2026 le terrain d'une recherche de doctorat en géographie de l’art. Elodie, doctorante, vous propose de la suivre dans ce projet exploratoire. A travers une chronique écrite et illustrée par ses soins, inscrite comme un rendez-vous régulier avec les lecteurs, vous pourrez découvrir pas à pas la vie, les coulisses et les imaginaires d'un tiers-lieu culturel pas tout à fait comme les autres...
Je me tiens debout, toujours relativement minuscule, face à ce palais de briques rouges et de songes bleus. Par delà son portail, se devinent de multiples lignes de fuite qui courent après leur point d’ancrage commun, et propulsent mon regard au dedans du bâtiment. Bâtiment, ou plutôt architecture retroussée, ayant retourné la face externe de son épiderme à l’intérieur de son enveloppe. J’aperçois ainsi l’entrée, aux allures de ruelle, couverte d’une toiture squelettique qui assemble des parois de briques aux allures de façades. La limite entre intérieur et extérieur est mise sans dessus-dessous : la zone de contact devient un espace à part entière, un espace tiers. La ville déborde sur la Condition Publique.
Le bruit d’un pigeon fonçant tout droit à travers le portail met fin à ma contemplation, et dans le même temps à mon hésitation. Prenant modèle sur l’élan courageux du volatile, je m’avance dans le portail, qui absorbe derrière lui le chahut des moteurs, et des enfants qui braillent. Mais au lieu d’entrer dans l’enceinte du lieu, je sens brusquement mon corps se raidir. Mi effrayée-mi émerveillée, je constate que le portail s’est démultiplié en une infinité de strates successives repoussant l’entrée de la Condition Publique, au loin, à peine visible. Je me sens tirée, comme par le fil d’un marionnettiste, dans cet indéchiffrable passage, prenant la forme d’un tunnel de lumières chaudes, sans commune mesure avec le monde réel. A mesure que j’avance, il se peuple de rires, de vie, de visages familiers au lieu. Je commence à comprendre et ris intérieurement de me retrouver dans un classique de la science-fiction : la faille spatio-temporelle. Ironique pour une doctorante en géographie.
Alors, comme Alice qui tombe, tombe, tombe, je décide de relâcher toute résistance pour me laisser guider par cette mystérieuse force. Je prends le train du temps qui file, de façon non linéaire, dans une archéologie horizontale, superposant un siècle de production textile à une vingtaine d’années de vie culturelle intense et festive.
Un troupeau de moutons dirigé par un berger aux allures de troubadours, s’avance vers moi alors que la distance qui nous sépare s’allonge. Les moutons mutent peu à peu en camions déballant des paquets de laine. La matière s’évapore dans une odeur de chimie âcre. Une dame me salue d’un air sérieux. Sa blouse blanche se recouvre du reflet de la paroi du portail : une sorte de grotte colorée et joviale, qui fait retentir les notes d’un Manu Chao déchaîné en 2004, puis d’une Barbara Butch endiablée en 2022. Des bras surgissent dans les vapeurs rouges, dansent en chœur de gauche à droite. Le décor nous fait tanguer de la Jamaïque, au Ghana, de Paris à Roubaix. Des guitares invisibles font vibrer les parois imbibées de laine, de peintures et de bière. Le passage est une fête. Il déclame un cri de joie unanime.
Je suis emportée dans le tourbillon de la foule. Les enfants du centre social du Pile débarquent dans la grotte, brandissent des pancartes, proclament leur république, leur droit à la cantine gratuite. Passé, présent et utopie habitent ensemble cet étrange espace transitoire, laboratoire des devenirs. Dans le brouhaha général, une femme brune aux cheveux raides et aux traits doux, s’approche puis me sourit, les larmes aux yeux : “Qu’est ce qu’il restera de la Condition Publique?”, comme après un long voyage palpitant pendant lequel on n'aurait pas eu le temps de prendre de photos. Mais “la Condition Publique, c’est qui, c’est quoi?”, dirait Bergast. Un bâtiment ? Un projet ? Une histoire ? Des œuvres ? Un récit qui n’a pas le temps de s’écrire ? Une équipe de salariés et de constructeurs ? Un public ? Un lieu ? Ou bien un entre-deux, une métamorphose, un passage, une transition ? Un imaginaire en mutation ?
C’est difficile à dire, me dis-je, tout en m’apercevant que le son et les couleurs se voilent, tandis que je reprends possession de ma marche. J’entrevois l’ultime portail, ayant repris l’apparence du réel. Je m’approche, naturellement, avec confiance vers la rue couverte, à l’architecture retroussée. Au loin, je distingue une jeune femme, assise sur un banc de pic-nique, occupée à manger un burger de “Chez Moussa”, le snack d’en face. Elle regarde avec fascination un jeune homme, au milieu de l’allée, qui danse au rythme d’une musique inaudible. Sans raison apparente, il saute, déclame, mime des gestes de guitare, puis de surprise devant les murs du bâtiment, comme animé par une sensibilité épidermique. Et alors que je me perds dans sa chorégraphie hypnotique, j’observe le passage se refermer dans le creux de ses bras, enlaçant une force invisible. Je le regarde, bouche bée, assise au fond de la rue couverte, en mangeant un burger de “chez Moussa”.
Le temps a replié son tissu. J’écris sur mon carnet :
“Cinq octobre deux-mille vingt-trois.
Le secret de la Condition Publique se referme, mais il est partout dans ses murs, sous la peau de celles et ceux qui le bâtissent avec leurs mains, ou avec leurs rêves."
Elodie Réquillart
Sources :
AIT TOUTATI Frédérique, ARENES Alexandre, GREGOIRE Axelle, Terra forma, manuel de cartographies potentielles, chapitre “ point de vie “, Montreuil, Édition B42, 2023
BACHELARD Gaston, La Poétique de l’Espace, Paris, Quadrige PUF, 2012
Cassegrain, Frédérique. « Fin de cycle pour la ville créative ? », Observatoire des politiques culturelles, 26 octobre 2023.
DEBARBIEUX Bernard, L’espace de l’imaginaire, Essais et détours, Paris, CNRS Editions, 2015
VALERY Paul, Philosophie de la danse, Édition Numérique
France Culture, Faille temporelle, Cosmic Fantaisie, 19 septembre 2013
Institut National de l'Audiovisuel, Côté Docs : La Condition Publique, 12 juin 2004, France 3 Région, LL00001305240