La Condition Publique, lieu de recherche
La Condition Publique devient jusqu’en 2026 le terrain d'une recherche de doctorat en géographie de l’art. Elodie, doctorante, vous propose de la suivre dans ce projet exploratoire. A travers une chronique écrite et illustrée par ses soins, inscrite comme un rendez-vous régulier avec les lecteurs, vous pourrez découvrir pas à pas la vie, les coulisses et les imaginaires d'un tiers-lieu culturel pas tout à fait comme les autres...
Jeudi premier juin deux mille vingt-trois : au seuil du tiers-lieu
"C’est mon premier jour à la Condition Publique. Je m’y rends en voiture, la boule au ventre. Le trajet m’est familier, mais la destination est incertaine. La voie rapide fait défiler les allées-et-venues Lille-Roubaix qui composent et ponctuent mon modeste parcours professionnel depuis trois ans.
La première fois que j’ai rencontré Roubaix, j’ai eu d’emblée plein de questions à lui poser. Cette ville ne me ressemblait pas, ni socialement, ni culturellement, mais quelque chose de son incohérence me renvoyait à la mienne. Il y avait là les langues étrangères, les caravanes, les garages sauvages, les usines désaffectées, les recoins cachés des courées camouflant des perles de solidarités, les sièges de voitures posés sur les trottoirs, les lieux branchés, les seringues délaissées et les peintures colorées qui composaient ensemble une symphonie bruyante et pourtant harmonieuse. Du parc Barbieux, à la place Chaptal, garée rue de Crouy, en passant par l’avenue Jean Lebas, Roubaix était moins un monde à part, qu’un monde dans le monde. Elle permettait de penser le global à l'échelle du local. Et pourtant, elle échappait à la synthèse. J’ai eu envie de m’asseoir à sa table, de prendre un verre, de l’écouter et d’apprendre à la connaître.
J’ai découvert qu’on était plusieurs voire nombreux à trouver dans Roubaix un espèce de terreau étrange, un pouls battant, une sève créative, circulant à travers ses dents creuses, épargnées de la norme et du système dominant. On était, comme ça, bobos lillois, étudiants précaires, expatriés bretons, normands, auvergnats, allemands, algériens, marocains ou espagnols, à se délecter d’une ville ouverte à toutes les rencontres, en tentant de lui fabriquer quelque chose en retour. Louise Mutrel, artiste diplômée de l’école de photographie de Arles, en résidence à la Condition Publique cet été, me disait : « J’ai visité Roubaix, pour la première fois, quand j’étais au lycée. J’ai trouvé cette ville étrange. », puis de rajouter le sourire aux lèvres : « J’ai bien aimé. » Mr Voul, ce graffeur qui a apposé partout, la mosaïque de ses visages, sur les murs de la ville, me confiait : « C’est spécial ce qui se passe à Roubaix. » A quoi Cherguia Bensliman aurait répondu “Roubaix, c’est comme un millefeuille.” Et Matteo Nicole, membre du labo148, photographiant des portraits noir et blanc de roubaisiens croisés dans les rues, de me dire « Roubaix m’a touché, elle m’a changé ». Des multiples points de départ venus d’ailleurs venaient mêler leurs fils, ici, dans la ville textile. Mais qui est cette ville et sa communauté d’hybrides ?
Au rebord de la ville, sur le flanc de sa cartographie, au cœur du quartier populaire du Pile, se hisse l’architecture de la Condition Publique effleurant les logements insalubres et les voitures cabossées. Je tiens cet endroit pour mi-lieu, mi-ville; mi-bâtiment, mi-monde; mi-musée, mi-laboratoire. Un entre-deux qui autrefois servait à conditionner la laine, et qui depuis la réhabilitation de l’architecte Patrick Bouchain, en 2004, encapsule, tout en la remodelant, une certaine identité roubaisienne. Je détaille – en levant la tête – les affiches et les vitrines, qui en font un lieu qui s’adresse au dehors. Je me demande comment je pourrai être autre chose qu’extérieure au lieu ? Comment pourrais-je sortir de ma condition de public pour y travailler ? Je n’ose à peine regarder à travers le portail, qui semble avoir été davantage bâti pour le passage d’un camion, que pour celui d’un humain d’1m60. Je suis minuscule, sur le plan vertical et horizontal. Ni mon corps, ni la portée de mon odorat, ou de mon regard, ne peuvent englober et faire le tour de cet espace.
Pourtant, j’arrive ici avec un projet de recherche, qui vise à définir, à tracer des contours pour mieux comprendre, ce lieu qu’on appelle “La Condition”, “la CP”, “la Condition Publique”, “l’EPCC”, “le tiers-lieu” à défaut de vraiment savoir ce que c’est. Le portail arc-bouté, bouche grande ouverte sur le Boulevard du Beaurepaire semble à lui seul poser la question : quel est le fil qui me relie à la ville et au quartier ? La porte s’agrandit, se déforme, s’épaissit, se sature de couleurs rouges, bleus et jaunes. Elle absorbe la lumière du jour et dessine un passage étrange, magique. Elle ressemble à une porte à options multiples, débouchant sur plusieurs mondes imaginaires.
Quand j’ai rencontré la Condition Publique, d’emblée, j’ai eu plein de questions à lui poser." ► Elodie Requillart
La Condition Publique est le terrain d’une recherche de doctorat d’une durée de trois ans, entre géographie et création artistique. Elle fait l’objet d’une analyse qui mêle la description objective à l’expérience esthétique, pour comprendre le fonctionnement, le sens, et la définition d’un tiers-lieu culturel, à partir des interactions existantes entre création, imaginaires, et fabrique de territoires. Un des enjeux sera d'interroger les relations d’influence entre la Condition Publique et les territoires à différentes échelles (Quartier, ville de Roubaix, métropole, région, France).