Réfléchir aux crises et à l’idée de commun avec Pascal Marquilly
entretien
"On peut s’en emparer sensiblement, intellectuellement, mais elle n’a pas de prix autre que le regard que l’on pose sur elle, de la même manière qu’elle nous regarde au même sens que la nature nous regarde. Elle ne peut nous appartenir, tout comme cette Terre ne nous appartient pas. Nous appartenons à la Terre, tout comme nous appartenons aux œuvres que nous rencontrons. J’estime finalement qu’une œuvre d’art est symptomatique de ce que nous pourrions définir comme notre commun."
Entretien avec Pascal Marquilly, commissaire de Ibant Obscuri, exposition avec le Groupe A – Coopérative culturelle, présentée à la Condition Publique, à l’occasion de sa réouverture, dès vendredi.
« Pourquoi ce virus entre comme par effraction dans notre quotidien ? »
Pascal Marquilly — Le titre de l’exposition, « Ibant obscuri » fait référence à un passage emblématique de l’Enéide de Virgile : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram, dont la traduction la plus poétique à mon sens serait celle de Paul Veyne : ils allaient obscurs, dans la nuit solitaire, à travers l’ombre. Le livre 6 nous raconte la descente aux enfers de Enée, accompagné par la Sybille, et la traversée des différents états de ce monde souterrain, interdit aux vivants. Il y rencontrera son père, Anchise, qui lui dévoilera la lignée des ses descendants, et les futures gloires romaines. L’expansion de Rome apportera la paix sur terre… C’est aussi un clin d’œil à Guy Debord.
Nous sommes en pleine crise sanitaire, où un virus se transmet rapidement, que l’on ne connait pas, que l’on apprend probablement à connaitre, mais qui transgresse bien des certitudes et qui nous oblige à une quantité de précaution dont personne n’aurait imaginé le déploiement désordonné et soudain. À l’inverse des prédictions rapportées à Enée, la situation immédiate de la Covid nous plonge dans l’incertitude. Ce qui est ici étonnant, c’est que l’on perçoit cette pandémie comme un événement, plus exactement, les réactions des gouvernements comme celle d’ailleurs de la population nous projette dans l’événement. C’est-à-dire ce qui advient. C’est de l’ordre du spectaculaire. Mais pourquoi ce virus entre comme par effraction dans notre quotidien ? Au delà des commentaires et de la glose des experts, trop peu d’attention est portée sur les causes réelles de l’expansion de cette maladie et de son foyer. En effet, il est rare d’entendre que c’est justement l’accroissement effréné des activités humaines qui, de pénétration de plus en plus avide dans les domaines réservés de la nature, a provoqué le déclenchement de cette crise sanitaire. Il apparait évident que nous allons trop loin, et que nous tirons le diable par la queue. Les activités humaines bouleversent l’état de nature à un tel degré que cela en devient néfaste pour la vie sur terre.
« La marche forcée des choses est impitoyablement antinomique avec l’idée même du commun. »
L’enfer est sur terre… L’exposition que je propose au public, et que la Condition Publique et le Groupe A – Coopérative culturelle ont produit, ainsi que les artistes invités, tente de réfléchir l’état de crise quasiment permanent qui, à y bien penser, fonde notre monde contemporain. Depuis l’ère industrielle, l’exploitation délirante des ressources et leurs succédanés idéologiques, croissance, mondialisation, libéralisme économique; protectionisme, capitalisme, etc, nous mènent allègrement droit dans le mur. D’autant qu’une crise laisse la place à la suivante, une succession d’événements plus destructeurs les uns que les autres, dont on ne sait plus penser les causes ou dont on ne veut surtout pas en penser la raison, et de fil en aiguille, nous contraint à penser l’instant comme quelque chose qui s’établit malgré nous et qui pour autant nous contraint et détériore nos conditions d’existence. Il est évident que l’écologie devient (enfin) un sujet majeur du 21e siècle, comme il a toujours été, mais il apparait immédiatement et par analogie, que nous devons, pour penser à nouveau le monde que nous souhaitons bâtir, ou tout simplement habiter, nous poser la question du commun. Qu’est-ce qui nous relie, qu’est-ce qui est essentiel à notre destin, qu’est-ce que le « nous » ? Il va sans dire que cette culture de l’événement, de la marche forcée des choses est impitoyablement antinomique avec l’idée même du commun. Il faut en prendre le temps, pour intégrer cette notion, tant elle n’est réductrice en rien des échanges entre les individus, tant elle ouvre la porte à l’étranger, à l’autre, à ce qui nous rassemble, à ce que nous somme en mesure de reconnaitre comme bien inaliénable de l’humanité.
En ce sens, il est intéressant de repenser notre rapport à l’œuvre. Je sens, intimement, qu’une œuvre d’art n’a pas grand chose à voir avec la matérialité dont on nous assomme à longueur de journée. Il m’apparait que ce qui distingue la pratique artistique des autres activités humaines est bien qu’elle n’a aucune sorte d’utilité, au sens premier du terme, d’autant qu’elle est profondément gratuite. On ne mange pas avec, on ne se déplace pas avec, on ne se bat pas avec, on ne baise pas avec… On peut thésauriser avec, mais c’est un autre débat, tout s’achète n’est-ce pas ? Bref, elle n’entre pas dans les besoins matériels, elle est uniquement une production de l’esprit pour l’esprit, née souvent d’une nécessité impérieuse vouée entièrement, dans un geste premier, à une production esthétique, une urgence souvent. On peut s’en emparer sensiblement, intellectuellement, mais elle n’a pas de prix autre que le regard que l’on pose sur elle, de la même manière qu’elle nous regarde au même sens que la nature nous regarde. Elle ne peut nous appartenir, tout comme cette Terre ne nous appartient pas. Nous appartenons à la Terre, tout comme nous appartenons aux œuvres que nous rencontrons. J’estime finalement qu’une œuvre d’art est symptomatique de ce que nous pourrions définir comme notre commun.
J’ai pensé l’exposition, en lien étroit avec les artistes et l’équipe de la Condition Publique, comme un laboratoire où nous serions en mesure de déployer, à la hauteur des moyens que nous voudrons bien y apposer, de notre engagement pour ainsi dire, une interrogation de nos propres pratiques. Il s’agit de rendre connexes différentes propositions dans un premier temps, dont le vernissage du 18 septembre donnera un premier état du regard posé sur le monde. Puis des artistes en résidence de création au sein même de la Condition Publique, Chloé Schuitten, Rodolphe Collange, Clémentine Carsberg, Grégory Grincourt, François Lewyllie et moi même viendront collectivement bouleverser l’ordre des choses, comme un second souffle, repensant la mise en scène de l’espace, et questionnant à nouveau ce que nous donnons à voir, et ce que le spectateur veut bien y prendre. Cette seconde étape de l’exposition sera visible à partir du 22 octobre.
Qui est Pascal Marquilly ?
Auteur, metteur en scène, plasticien, réalisateur, Pascal Marquilly porte un travail artistique transdisciplinaire intégrant activement toutes les composantes de l’image dans ses créations. Celles-ci sont le support d’une mise en scène se confrontant à la réalité sociale et politique contemporaine. Il emprunte selon les contextes différentes voies disciplinaires, associant l’acte créatif à une métamorphose esthétique permanente. Sa démarche interroge les mécanismes de la représentation, intègre la participation des publics et leur appréhension d’une œuvre, questionne l’idée du commun. Il confronte régulièrement sa démarche à d’autres par de nombreuses collaborations.
Qu’est-ce que l'exposition Ibant Obscuri ?
Rempli de doutes, errant en Méditerranée depuis la chute de Troie, Enée suit la Sibylle aux Enfers où son père Anchise l’éclairera sur sa destinée : lui et sa descendance fonderont Albe, future Rome, et sa lignée comptera autant d’hommes illustres que Pompée, Jules César et Auguste. Inspiré du mythe romain, le Groupe A – Coopérative culturelle propose une exposition-recherche en deux temps. Une dizaine d’artistes dresse alors un portrait intime de la crise, des crises, au cœur desquelles il faut plonger pour dessiner les possibles du « monde d’après ». Cinq artistes invités par le Groupe A – Coopérative culturelle s’installent du 18 septembre au 22 octobre en résidence dans l’exposition et dans la Condition Publique pour en proposer une actualisation un mois après. A partir du 22 octobre, date de sortie de résidence et de vernissage du temps 2, l’exposition tentera de nous mettre en perspective avec notre devenir et posera la question du commun.
Groupe A – Coopérative culturelle a pour but d’accompagner la création de toutes formes artistiques transdisciplinaires ancrées dans la réalité sociale et politique contemporaine et les démarches d’artistes œuvrant dans ces domaines, de la création de l’œuvre à sa production et sa diffusion.
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