Six mars deux mille vingt-quatre : entorse sociale
L’hiver s’est abattu sur la Condition Publique. Les arbres arborent leurs squelettes quand les roubaisiens se cachent sous leurs doudounes. Les rues ont froid. Le long de la départementale M760, faisant face à la CP, se hisse tout doucement un abri de fortune. Sur le terre-plein de verdure entre les deux sens de la route, des boîtes de conserve, des emballages de sucreries, des strates de cartons et de couettes emmurent vaguement deux toiles de tente piquées dans le sol, à quelques centimètres des voitures rasant la neige et le gel, à 60km/h. A mesure que la température diminue, cette portion infime de voirie devient un semblant d’habitat. Chaque jour, au feu tricolore, après trois longues minutes de sentiment d’impuissance, j’embraye la première pour terminer ma route jusqu’à la CP. Et peu à peu ce qui me choquait me paraît faire partie du paysage.
Les trajets se succèdent ainsi jusqu’au printemps : des routes fluides traçant des lignes courbes entres les disparités sociales, jusqu’au « palais de briques rouges et de songes bleus » et des routes cabossées, récalcitrantes et ardues, parcourues de fissures et de crevasses à colmater pour arriver à « l’Établissement Public de Coopération Culturelle ». Ces routes rythment mon ambivalence vis à vis de ce lieu à plusieurs têtes, que je ne peux m’empêcher de personnifier. Car, pour le meilleur et pour le pire, la Condition Publique parcourt ma vie. Il y a quelque temps j’avançais sans repère dans le bâtiment ; aujourd’hui, ses 10 000m2 logent dans ma tête. Mon objet de recherche me dé-visage. Alors, après avoir traversé ses portails et ses passages, je bricole des ponts-levis pour m’en distancier. Cette architecture-poulpe, cet être-hydre, mi-lieu, mi-métaphore vivante est aussi une structure administrative, qui rationalise et encadre les événements, les affects et les imaginaires sous des règles bureaucratiques et des lignes budgétaires.
Depuis janvier, pour résorber son déficit, la CP est fermée cinq jours sur sept, au « tout public », en dehors des périodes de vacances scolaires. Les mercredis et samedis après-midis, le grand portail ouvre ses entrailles pour accueillir des voisins, des familles, des habitués et des curieux, venus réparer au fablab, bricoler en Halle C, jouer en Halle B, s’asseoir et discuter ici et là. Parfois, le vendredi soir, la petite porte de l’Alim’ s’ouvre sur la Rue Monge pour un concert ou un Comedy Club en petit comité. C’est alors la programmation en propre de l’équipe de Condition Publique, qui s’exprime. Une programmation fondée surtout sur le vivre, l’agir et le faire avec ou pour le public. Le reste du temps, les espaces sont tour à tour réceptacles de réunions, d’ateliers pour des groupes (de scolaires, d’étudiants, de professionnels) de spectacles métropolitains ou de réceptions de partenaires extérieurs et privés.
L’architecture physique, le lieu symbolique et l’entité administrative se superposent et parfois se disputent, dans une névrose festive. Ainsi, le six mars deux-mille vingt quatre, la CP est maquillée et habillée en tenue de gala par l’entreprise « Carter Cash », spécialisée dans la vente de pneus, en fête ce soir là. Des projections de lumière bleues, des guirlandes et des décors divers subliment le corps architectural de la rue couverte. Des centaines d’hommes et de femmes anonymes et bien habillés dansent à côté d’une abondante fontaine de chocolat, dans une ambiance joviale et luxueuse. Nous observons le spectacle derrière la barrière découpant la limite entre l’événement et l’activité courante de la structure, tandis que les voisins en subissent le bruit derrière les murs de leurs modestes maisons, en proie à la démolition. Suite à leur plainte, il a fallu leur expliquer que l’événement et son public n’étaient pas ceux de la Condition Publique, mais d’une entreprise privée. Des distinctions qui ne font sens qu’à l’interne.
Où s’arrête ce « joyeux bordel » organisé qu’est la Condition Publique ? A ses frontières administratives et légales, qui délimitent ce qui est ou non de la responsabilité de la structure, alors même que le lieu hybride les registres professionnels, publics, et privés ? A ses frontières physiques qui accueillent tantôt des publics tantôt des privés ? A ses frontières sensorielles : des sons qui se diffusent sans toquer chez le voisinage ? A ses frontières sociales : ses signes extérieures de richesse calfeutrant la CP du quartier populaire ou les multiples projets socio-culturels visant à s’en rapprocher ? La liste est longue. La CP a t-elle seulement des frontières ? Ou est-elle partie intégrante de l’espace public ? Son décloisonnement n’est-il pas justement ce qui la rend insaisissable à l’entendement, qui aime à catégoriser, classer, ranger les choses, les êtres et les idées dans des tiroirs ? Pour ma thèse, c’est un grand problème : mon sujet fait 10 000m2, au carré et je ne peux pas me multiplier.
Dans les « petits déjeuners de recherche » que j’organise chaque mois à la CP, les participant.e.s disent plus simplement qu’« il y autant de Condition Publique que de personnes qui en parlent ». Car selon si l’on est voisin, public, usager, artiste, artisan, salarié, intermittent, client, mécène ou visiteur, la CP n’aura ni la même fonction ni la même signification. Il y a encore peu de temps, une grande fresque photographique créée par l’artiste photo-reporter Julien Pitinome, prenait place à l’arrière du bâtiment, dans « la rue découverte ». Des centaines de portraits en noir et blanc d’acteurs associatifs, de salariés, d’habitants, d’habitués, donnaient à voir les multiples visages de ce lieu-hydre, représenté comme une communauté unie. Communauté qui gonfle, diminue et grandit tel un pouls battant, en remodelant chaque jour ses limites. Pour l’entrepreneur en jogging, pour le rebeu discriminé, pour le peintre incompris, pour la jeune femme noire recalée en entretien, pour le transgenre mégenré, pour les sur-catégorisés, les inclassables et pour tous ceux qui n’ont pas trouvé de place dans la continuité apparente du monde, il y a un lieu bizarre et hybride vivant de discontinuités et de paradoxes qui tente de recomposer une norme.
Bientôt, c’est un dégradé de peinture de couleurs vertes et roses, douces et pâles qui va recouvrir le mur de la rue découverte, sous le pinceau de l’artiste Flora Moscovici. Elle ne dit plus la communauté, mais le mur et les variations de lumière qui s’y reflètent, à l’aube du dégel. Le vingt-deux mars, s’annonce la fête du printemps à la CP-bourgeon, déployant un nouveau récit. Le mur et ses couloirs me laissent entrevoir un chemin. Si on ne sait pas où s’arrête la Condition Publique, allons voir où elle commence…
Elodie Réquillart
Sources :
Emilieu Paul et Plaingaud Anne, Tiers-lieux, la guerre des usages, Matières premières, 2023
Idelon Arnaud, Tiers-lieux et plus si affinités, éditions FYP, 2015
Comptes-rendus des petit déjeuner de recherche #4 : « Comment faire communauté à la Condition Publique ? » 23/03/24, et #5 « La Condition Publique est-elle une utopie plutôt qu’un lieu ? » 26/04/24
Carnet de terrain, janvier à mars 2024